
« Aujourd’hui, qu’il fût capable de se dérober dans une obligation morale afin de sauver sa peau indiquait à quel point il était sorti de la civilisation. […] Ses progrès (ou sa régression ?) furent rapides. Ses muscles acquirent la dureté de l’acier et il devint insensible à toute forme banale de douleur. […] Non seulement l’expérience l’instruisait-elle, mais des instincts assoupis depuis longtemps se réveillaient. Les générations domestiquées qui l’avaient précédé s’éloignaient de lui. D’une façon vague, il se ressouvenait des temps premiers de son espèce, des temps où les chiens sauvages parcouraient la forêt primitive en bande et forçaient les proies qu’ils tuaient pour se nourrir. Il ne lui coûta pas d’apprendre à se battre comme un loup qui écharpe l’adversaire et referme ses mâchoires sur lui d’un coup sec. Ainsi s’étaient battus ses ancêtres oubliés. Leur vie se ranimait en lui, et les vieilles ruses dont ils avaient héréditairement marqué leur race redevenaient les siennes. Elles lui revenaient sans effort, sans qu’il eût à les redécouvrir, comme s’il les connaissait depuis toujours. Et lorsque, par les nuits froides et calmes, Buck pointait le museau vers une étoile et hurlait interminablement comme un loup, c’étaient ses ancêtres, réduits à la poussière du néant, qui par-delà les siècles pointaient leur museau vers une étoile et hurlaient par son entremise. Ses modulations étaient les leurs, des modulations qui exprimaient leur douleur et tout ce que signifiaient pour eux le silence, le froid et les ténèbres. Ainsi, signe que la vie est un théâtre de marionnettes, le chant ancien jaillissait de sa gorge et il retrouvait son héritage. »
Jack London, L’appel de la forêt (1903)
